Les grands groupes européens en embuscade


Au milieu des années 1990, l’Allemagne devient le centre d’une guerre sans merci entre les grands groupes audiovisuels européens pour le contrôle du marché de la télévision numérique. Entre rivalités technologiques, pressions politiques, alliances et trahisons.

Le récap' de l'épisode précédent


  • En octobre 1992, Rupert Murdoch et Canal+ montent une alliance pour préparer l’arrivée de la télévision numérique en Europe. Cette alliance sera un échec : NewsCorp. reproche à Canal+ de ne pas vouloir élargir l’alliance à d’autres acteurs européens. Dans le même temps, la Communauté Économique Européenne lance une procédure sur les potentielles positions dominantes de BSkyB et Canal+ dans le domaine du cryptage des programmes.

L’Allemagne va vite devenir l’épicentre des ambitions numériques des grands groupes audiovisuels européens étant le plus grand marché sur le continent :

    • En février 1994, Deutsche Telekom fonde le consortium Media Service avec Bertelsmann et Kirch. Cette alliance vise à assurer la gestion commerciale de l’ensemble des nouvelles chaînes payantes et des services téléphoniques sur le réseau câblé allemand. La Commission européenne suspendra cette alliance en raison de doutes sérieux identifiés quant à son impact sur la concurrence, suite à une plainte de la CLT.
    • Le 3 mars 1994, Canal+ et Bertelsmann signent un protocole d’accord pour créer une société commune dans le domaine de la télévision payante. À l’époque, des rumeurs évoquaient une volonté d’André Rousselet, président de la chaîne cryptée, d’ouvrir le capital de Canal+ au groupe allemand. Finalement, les deux entreprises développeront ensemble plusieurs filiales : Canal+ UFA pour les droits télévisés, SECA pour le cryptage et le contrôle d’accès, ainsi que des participations croisées. Canal+ entrera ainsi au capital de la chaîne allemande VOX, tandis que Bertelsmann investit dans Monte-Carlo TMC, alors détenue par Canal+.
    • En décembre 1994, le patron de Havas, maison-mère de Canal+, Pierre Dauzier exprime publiquement son souhait de rapprocher la CLT (propriétaire de RTL) de Canal+. Bronca du côté de la chaîne cryptée, Pierre Lescure, agacé, rappelle que « son groupe n’avait pas mené de vie commune avec la CLT ». Le dirigeant de la chaîne cryptée tend néanmoins une perche en se disant « prêt à proposer à la CLT un accord technologique dans le domaine du numérique, incluant un décodeur commun ». Une ouverture qui n’est pas anodine alors que la holding luxembourgeoise prépare « Club RTL », son propre bouquet numérique destiné aux marchés français et allemand, avec déjà sept répéteurs réservés sur le satellite Astra à l’été 1995.
    • Le 17 août 1995, Deutsche Telekom réunit plusieurs acteurs autour d’une nouvelle alliance baptisée MMBG, comprenant Bertelsmann, Deutsche Telekom, Canal+, la CLT, ainsi que les chaînes publiques allemandes ARD et ZDF. Ce successeur de Media Service vise à fournir des décodeurs pour la réception de programmes numériques via une norme commune. Cette alliance compte toutefois un absent de taille : Leo Kirch, co-actionnaire de la chaîne à péage Premiere et leader des droits audiovisuels outre-rhin.

À l’approche de l’ère de la télévision numérique, les grands groupes audiovisuels européens se livrent une lutte acharnée pour s’imposer sur le marché allemand, le plus vaste et potentiellement le plus lucratif d’Europe. Chacun mise sur la création de son propre bouquet numérique et développe sa technologie. C’est dans ce contexte que, le 17 août 1995, Bertelsmann, Deutsche Telekom, Canal+, la CLT ainsi que les chaînes publiques allemandes ARD et ZDF s’associent pour créer la société MultiMedia BetriebGesellschaft (MMBG).

Ce nouveau consortium, qui réunit les principaux acteurs privés et publics du pays, officialise son accord le 2 octobre 1995. Un grand absent se fait toutefois remarquer : le groupe de Leo Kirch, propriétaire des chaînes commerciales Sat.1 et ProSieben et partenaire de Canal+ et Bertelsmann au sein de la chaîne à péage Premiere. Ce dernier élabore alors sa propre stratégie dans le plus grand secret.

Leo Kirch, le magnat allemand des médias


Figure incontournable du paysage audiovisuel allemand, Leo Kirch dirige un véritable empire, avec des participations dans Premiere et la propriété de chaînes gratuites comme Sat.1 et DSF. Après l’échec du projet Media Service, il prend ses distances avec ses anciens partenaires et décide de se lancer seul dans la télévision numérique. En août 1995, la Société Européenne de Satellites (SES), propriétaire d’Astra,  annonce la réservation par Beta Technik – filiale de Kirch – de huit canaux sur son satellite. De quoi poser les bases d’un bouquet payant indépendant.

Plutôt que d’adopter le système de cryptage SECA et le décodeur Mediabox – utilisé notamment par CANALSATELLITE sous le nom de ‘Mediasat’ –, qu’il juge trop vulnérables au piratage et techniquement limités, Kirch privilégie une autre approche. Soutenu par le groupe sud-africain Nethold, il mise sur la d-box, un décodeur multimédia développé avec Nokia, pour asseoir sa stratégie et s’imposer dans la bataille du numérique.

Leo Kirch


Né le 21 octobre 1926 à Volkach en Bavière, est une figure emblématique des médias allemands. Après des études en administration des affaires et en mathématiques à Würzburg et Munich, il se lance en 1955 dans la distribution cinématographique en acquérant les droits du film « La Strada » de Federico Fellini. Cette initiative est le point de départ de la constitution de l’un des plus vastes catalogues de droits cinématographiques en Europe, comprenant plus de 15 000 films et 50 000 heures de programmes télévisés

En 1984, il fonde Sat.1, l’une des premières chaînes privées du pays. Dans les années 1990, il s’associe à Bertelsmann et Canal+ pour lancer Premiere, qui succèdera à sa chaîne dédiée au cinéma Teleclub. Son intérêt pour le sport le conduit à investir massivement dans les droits de diffusion de la Bundesliga et de la Formule 1.

Cependant, ces investissements ambitieux, combinés à des choix technologiques coûteux comme le décodeur d-box développé avec Nokia, fragilisent son empire. En 2002, le groupe Kirch fait faillite, marquant l’une des plus grandes banqueroutes de l’Allemagne d’après-guerre. Leo Kirch s’éteint le 14 juillet 2011 à Munich, à l’âge de 84 ans.

Deux blocs s’opposent dans la bataille pour les abonnés numériques : l’alliance Bertelsmann, Canal+ et CLT face à la coalition Kirch-Nethold, appuyée par Silvio Berlusconi. Déterminé à imposer sa d-box, Leo Kirch ne recule devant rien. Il mobilise ses réseaux politiques, notamment ses liens avec le chancelier Helmut Kohl, pour tenter de rallier Deutsche Telekom à sa cause et faire pencher la balance en faveur de sa technologie.

Sa stratégie fait des vagues. Mark Wössner, président du directoire de Bertelsmann, dénonce une ingérence : « Kirch, qui pousse son décodeur conçu avec Nokia, cherche à exploiter ses relations avec Kohl pour peser sur Deutsche Telekom. Mais Kohl est trop malin pour céder. » Les rumeurs s’amplifient. Le Süddeutsche Zeitung affirme qu’Andreas Fritzenkötter, conseiller du chancelier, aurait incité Deutsche Telekom à quitter la MMBG pour rejoindre le camp de Kirch.

Leo Kirch

Dans cette guerre des décodeurs, Leo Kirch joue la carte du patriotisme. « Il est impensable qu’un système allemand, porté par Kirch, passe après une technologie étrangère comme celle de Canal+, sans raisons valables – or, aucune ne justifie ce choix à ce stade », lâche un proche du magnat, invoquant l’orgueil national. Mais le tableau est plus nuancé : son cryptage vient d’Irdeto, filiale du sud-africain Nethold, et la d-box est fabriquée par une entreprise finlandaise, Nokia, avec une ligne de production basée en Suède.

La pression monte chez Deutsche Telekom. Les partenaires de la MMBG fixent un ultimatum : signer le contrat d’ici le 13 décembre. Face à la pression, le président de Deutsche Telekom, Ron Sommer, clarifie sa position le 29 novembre 1995 dans un échange avec le chef de la chancellerie, Friedrich Böhl. Suite à une démonstration technique, Aagen Hultzsch, membre du directoire chargé de la technique, tranche : le Mediabox « est de manière remarquable et en totalité adapté comme plate-forme pour les besoins de la MMBG ». Le 4 décembre, le choix de la solution de Canal+ est officialisé.

Malgré ses appuis politiques, Kirch essuie un revers. Dans une lettre, Sommer s’étonne : « Je suis extrêmement étonné d’apprendre que votre société n’a présenté aucune offre concrète sur le système d’accès conditionnel. » Trop sûr de son influence, Kirch paie ici son absence d’initiative technique et d’engagement : une défaite stratégique pour le Munichois.

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La Mediabox est dérivée du décodeur Mediasat utilisé par CANALSATELLITE en France
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Le décodeur "d-box" de Nokia, également connu sous le nom de "Nokia Mediamaster"

Kirch plie, le numérique gagne


Coup de théâtre le 7 décembre 1995 : Leo Kirch annonce son ralliement à la MMBG et l’adoption du système SECA, accélérant ainsi le développement de la télévision numérique en Allemagne. Conscient qu’une guerre des standards aurait fragilisé le marché, il opte pour la coopération.

L’actionnariat de la MMBG est alors redistribué. Deutsche Telekom et Vebacom, forts de leurs réseaux câblés, s’assurent 51 % des parts, garantissant la neutralité du réseau. Les 49 % restants reviennent aux diffuseurs, avec une égalité entre Bertelsmann et Kirch. Ce dernier ajuste son cap : il mise désormais sur la diffusion de contenus et l’acquisition de droits télévisés, tout en conservant huit canaux sur le satellite Astra.

Le système d'accès SECA


La SECA (Société Européenne de Contrôle d’Accès) était spécialisée dans le développement et la gestion de systèmes de contrôle d’accès pour la télévision payante, permettant de crypter les signaux des chaînes afin de limiter leur accès aux seuls abonnés équipés d’un décodeur et d’une carte à puce valide. Elle était à l’origine du système de cryptage MediaGuard, équipant notamment CANALSATELLITE numérique en France dès son en avril 1996.

Fondée en 1994 comme une joint-venture entre Canal+ et Bertelsmann, l’entreprise était détenue à parts égales (50/50) par les deux groupes, reflétant une collaboration stratégique entre le leader français de la télévision payante et le géant allemand des médias. En 2000, Canal+ rachète les 50 % détenus par Bertelsmann, prenant le contrôle total de la SECA, qui est alors rebaptisée Canal+ Technologies. En septembre 2002, cette entité est cédée à Thomson Multimedia, avant d’être rachetée en 2003 par le groupe Kudelski, maison mère de Nagra.

Pendant ce temps, les grandes manœuvres s’intensifient. Le 21 décembre, Bertelsmann, Canal+ et Havas (maison-mère de Canal+ et actionnaire minoritaire de la CLT) s’associent afin de déposer une offre de prise de contrôle de la Compagnie Luxembourgeoise de Télévision (CLT), confirmant une révélation de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Le groupe luxembourgeois suscite des convoitises : quelques jours plus tôt, le conseil de surveillance de Bertelsmann avait validé une enveloppe d’un milliard de DM (environ 3,5 milliards de francs) pour racheter les parts du groupe Bruxelles Lambert, détenteur de 60 % de la holding de la CLT. Canal+ et Havas injecteraient chacun un milliard de DM pour finaliser l’opération. L’objectif : rassurer Albert Frère, patron de Bruxelles Lambert, inquiet des cinq milliards de francs investis par la CLT dans le numérique.

La CLT


La Compagnie Luxembourgeoise de Télévision (CLT) a joué un rôle majeur dans l’audiovisuel européen. Fondée au Luxembourg, elle était la maison-mère de RTL Group, l’un des plus grands groupes de médias en Europe, qui possède des chaînes de télévision et de radio comme RTL, M6 en France, RTL Télévision en Allemagne, RTL-TVI en Belgique, ou encore RTL4 aux Pays-Bas.

Officiellement, tous démentent, mais les déclarations de Bertelsmann intriguent. Le groupe allemand assure « n’avoir aucune information sur une intention de vente du groupe Bruxelles Lambert », tout en précisant qu’il « discuterait avec ses partenaires » si l’opportunité se présentait. Dans le même temps, il révèle avoir eu vent de discussions entre Bruxelles Lambert, Murdoch et Disney sur d’éventuelles coopérations, tout en affirmant qu’« aucun pourparler n’est en cours avec nous ».

Si les échanges avec Rupert Murdoch, patron de BSkyB, devaient aboutir à la création d’une filiale dédiée à la télévision numérique, ce dernier prendrait au moins 30 % du capital de la CLT. De son côté, cette dernière envisageait une entrée dans Canalsatellite, filiale de Canal+ détenue à 70 %. Une réunion s’est tenue le 21 décembre 1995 entre les dirigeants de Canal+ et ceux de la compagnie luxembourgeoise pour évoquer une prise de participation de 25 %, en échange d’un retrait de cette dernière du marché numérique français. Albert Frère se montre ouvert, mais un désaccord bloque les négociations : Canal+ évalue cette participation à un milliard de francs, tandis que Bruxelles Lambert rappelle que l’ensemble de Canalsatellite valait moins d’un milliard lors de la vente de 20 % à Chargeurs en 1993. Faute d’entente, la société luxembourgeoise renonce. Canalsatellite reste sous le contrôle de Canal+ (70 %), avec Chargeurs (20 %) et la Générale des Eaux (10 %).

Décodeurs en pagaille


Le début de l’année 1996 marque une période cruciale pour l’industrie audiovisuelle européenne, alors que la transition vers le numérique redéfinit les rapports de force. Albert Frère, actionnaire principal de la CLT, refuse une offre de 10 milliards de francs émanant du trio Kirch, Canal+ et Bertelsmann. Le financier belge déclare miser sur l’essor du numérique et ne pas être vendeur avant deux à trois ans.

Le 5 février, la CLT semble avoir pris une longueur d’avance en officialisant une alliance avec Rupert Murdoch. Ce partenariat, structuré autour d’un partage des parts (60 % pour la CLT, 40 % pour Murdoch), vise à développer une forte présence sur le marché allemand du numérique. Pourtant, ce qui s’annonce comme une avancée décisive se heurte rapidement à des tensions. Chargeurs, actionnaire minoritaire de BSkyB, critique l’absence de consultation du conseil d’administration, tandis que des analystes expriment des doutes sur le rapport de force dans cette alliance : Murdoch, bien que minoritaire, pourrait exercer une influence disproportionnée.

De son côté, Bertelsmann, partenaire de la CLT dans RTL Television, soutient ce projet, mais pose des conditions strictes. Le groupe exige un contrôle renforcé sur RTL et pousse à l’adoption de son décodeur Mediabox pour asseoir sa stratégie technologique. Mais pour de nombreux observateurs, une question reste en suspens : ni la CLT ni Murdoch ne disposent d’un acteur local véritablement puissant pour pénétrer efficacement le marché allemand, un facteur qui pourrait s’avérer déterminant.

Début mars, le paysage change brutalement. Canal+, Bertelsmann et Havas, jusque-là concurrents, annoncent une nouvelle alliance… avec Rupert Murdoch, qui délaisse la CLT. Ce partenariat, baptisé provisoirement New Co., redistribue les cartes. Avec une répartition des parts équilibrée entre Canal+ (30 %), Bertelsmann (30 %), BSkyB (30 %) et Havas (10 %), cette plateforme numérique ambitionne de s’imposer en Allemagne grâce à une offre combinant chaînes thématiques, programmes en paiement à la séance et le décodeur Mediabox.

La clé de ce retournement ? La Bundesliga. Les droits télévisés du championnat allemand de football, cruciaux pour attirer les abonnés, échappent à la CLT et Murdoch, malgré une offre de 200 millions de marks. C’est Premiere, co-detenue par Bertelsmann, Canal+ et Kirch, avec 1,2 million d’abonnés à l’été 1996, qui remporte cette bataille. Avec Premiere comme fer de lance, New Co. se positionne comme un acteur incontournable du numérique en Allemagne, laissant la CLT dans une impasse stratégique.

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Publicité pour le décodeur Mediabox par la MMBG - collection Encyclomédia

Les conseils d’administration de Canal+, Bertelsmann et Havas valident rapidement l’accord scellant leur alliance avec Rupert Murdoch. Ce dernier, bien qu’ayant récemment négocié avec la CLT, devient désormais un partenaire clé de New Co., la plateforme numérique destinée à conquérir le marché allemand. Ce revirement met la CLT dans une position délicate, l’obligeant à chercher de nouveaux alliés pour riposter.

Michel Delloye, directeur général de la CLT, ne cache pas sa consternation. Il critique ouvertement le double jeu de Havas, dénonçant une « trahison » : « Leurs représentants critiquaient Murdoch en réunion chez nous, avant de signer avec lui. » Ce changement d’allégeance de Havas, actionnaire minoritaire de la CLT (à hauteur de 10 %), crée une fracture dans les relations historiques entre les partenaires franco-luxembourgeois, solidement établies depuis les années 1970.

Pour contrer cet isolement, la CLT explore plusieurs options. En Allemagne, elle envisage un rapprochement stratégique avec Leo Kirch, tandis qu’en France, elle se tourne vers TF1 et M6 pour renforcer le projet Télévision par Satellite (TPS). Delloye met en garde contre les conséquences de la nouvelle configuration du marché : « Les barrières contre nos projets avec Murdoch s’effacent. La France devient une cible, et des leviers existent pour défier Canal+. »

Murdoch renforce sa position en Allemagne. Grâce à l’accord New Co., la valeur de Premiere, dont Canal+ détient 37,5 %, explose. Ces parts sont désormais estimées à 2 milliards de francs, un bond spectaculaire comparé à l’investissement initial. Murdoch impose également un prix par abonné de 5 000 francs, soit 1,25 fois celui de Canal+.

Parallèlement, Leo Kirch, figure centrale des tensions, brille par son absence aux réunions de la MMBG, ce qui alimente les rumeurs. En février 1996, Premiere annonce son intention de passer au numérique et de s’appuyer sur la Mediabox, le décodeur soutenu par la MMBG, entité portée par Canal+, Bertelsmann et leurs partenaires. Ce choix est perçu comme une menace directe pour Kirch, qui mise sur sa propre technologie, la D-Box, pour contrôler non seulement la diffusion, mais aussi la facturation des contenus numériques, notamment les programmes en paiement à la séance.

Kirch réagit rapidement. Gottfried Zmeck, directeur général du groupe Kirch, critique les décisions prises par la MMBG, affirmant que « rien ne passe sans l’accord de tous les actionnaires ». Il accuse Canal+ et Bertelsmann d’imposer unilatéralement leurs choix au détriment des autres parties prenantes.

De son côté, Bertelsmann, par la voix de Thomas Middelhoff, défend fermement la Mediabox : « La Mediabox s’imposera, même par la justice s’il le faut. » Pour Bertelsmann, le décodeur représente un enjeu stratégique majeur dans la structuration du marché numérique, où la maîtrise des outils technologiques est aussi importante que celle des contenus.

En mars 1996, Kirch passe à l’offensive. S’associant avec Vebacom, filiale télécom de Veba, et le géant de la distribution Metro, Kirch annonce le lancement de DF1, un service de télévision payante numérique. Cette initiative concurrence directement la plateforme New Co. et vise à affirmer son indépendance face à Canal+, Bertelsmann et leurs alliés. Le retrait de Vebacom de la MMBG affaiblit cette dernière et prouve que Leo Kirch est prêt à tout pour défier Canal+ et Bertelsmann dans Premiere.

Bertelsmann+


Le 2 avril 1996, la CLT et Bertelsmann annoncent leur fusion, un coup de tonnerre dans le paysage médiatique européen. Ce mariage, qui donne naissance à un mastodonte baptisé CLT-UFA, propulse le nouvel ensemble au sommet de la communication en Europe, devançant le groupe Kirch et Canal+. Bertelsmann, déjà géant de l’édition et des médias, débourse 5 milliards de francs pour s’assurer un contrôle stratégique du groupe luxembourgeois, créant un empire inédit qui fédère radios (RTL, Fun Radio), télévisions (RTL, M6, RTL 4) et productions audiovisuelles (UFA) à une échelle continentale. Cette fusion n’est pas qu’une question de taille : elle redéfinit les règles du jeu dans un secteur en pleine mutation, où la convergence entre contenu et distribution est au centre du jeu.

Pierre Lescure, alors président de Canal+, est informé de ce rapprochement et l’approuve sans réserve. Dans le grand échiquier des alliances européennes, il préfère cette union à une entente avec Leo Kirch, le magnat bavarois dont l’appétit pour le contrôle des droits sportifs et cinématographiques effraie ses concurrents. Pour la CLT, cette fusion offre un double avantage stratégique : elle s’aligne avec un front commun réunissant Bertelsmann, Canal+, Havas et même Rupert Murdoch pour contrer l’expansionnisme de Kirch, tout en réglant un différend de longue date avec Bertelsmann sur la gouvernance de RTL Television, la chaîne privée leader en Allemagne. Ce dernier point est crucial : RTL Television, avec ses 17 % de part d’audience outre-Rhin, est une cash machine qui génère des revenus publicitaires colossaux, mais dont les bénéfices étaient jusqu’alors disputés entre les deux partenaires.

Cependant, en France, la CLT joue une partition différente, révélant toute la complexité des jeux d’alliances dans le secteur. Alors qu’elle s’associe à Bertelsmann et Canal+ sur le numérique en Allemagne, elle négocie en parallèle avec TF1 et France Télévisions pour lancer TPS (Télévision Par Satellite), un bouquet numérique destiné à concurrencer frontalement Canal+ sur son marché domestique. Ce projet, qui se concrétise à l’automne 1996, met en lumière la complexité des stratégies déployées à l’époque : dans un secteur en pleine recomposition, les acteurs n’hésitent pas à nouer des alliances pragmatiques, parfois en contradiction apparente avec leurs partenariats existants, pour sécuriser leurs positions sur un marché encore incertain.

Le 9 mai 1996, l’Office des cartels allemands (Bundeskartellamt) donne son feu vert à la création de la MMBG, la plateforme numérique portée par l’alliance Bertelsmann, Deutsche Telekom et Canal+. Ce feu vert n’est pas une surprise : malgré les craintes d’une concentration excessive, l’Office estime que la concurrence reste garantie, notamment grâce à l’offensive de Kirch avec DF1, lancé en juillet 1996. La MMBG s’appuie sur la Mediabox, avec 85 000 unités commandées par Deutsche Telekom et 30 000 testées par Premiere. Mais derrière ces chiffres, les défis techniques et commerciaux sont immenses : la Mediabox souffre de retards de production, et son modèle économique, basé sur un abonnement plus coûteux, reste incertain face à un public allemand encore réticent à débourser plus pour la télévision numérique.

L’Allemagne, premier marché télévisuel européen avec ses 35 millions de foyers équipés, entre ainsi dans l’ère numérique avec deux plateformes rivales. La fusion CLT-Bertelsmann et l’essor de Kirch avec DF1 redessinent le premier marché télévisuel européen. Bertelsmann et Canal+ feront-ils front commun contre DF1 ? Kirch s’appuiera-t-il sur d’autres partenaires pour dominer le marché ? Ces choix traceront l’avenir de la télévision payante outre-rhin.

ÉPISODE 4

Le meilleur du numérique


Les grands groupes médiatiques européens et mondiaux s’engagent dans une compétition féroce, multipliant accords, contre-alliances et stratégies pour définir les normes techniques et dominer le marché.

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