Premiere(s) difficultés


Nouvelles chaînes, nouveaux concurrents et des rivalités croissantes.

Le récap' de l'épisode précédent


  • Lancée le 28 février 1991, Premiere est la déclinaison allemande de Canal+.
  • Elle assume d’être une télé « pas comme les autres ». Au programme, du cinéma, du sport et des émissions de qualité en clair. Parmi elles, un talk-show quotidien « 0137 », une émission satirique « Kalkofes Mattscheibe » ou encore le « Zapping ».
  • L’habillage de la chaîne est confiée au designer britannique Neville Brody. À l’image de Canal+, Premiere se distingue par une identité de marque singulière et raffinée, imaginée par le designer britannique Neville Brody.

Deux ans après son lancement en février 1991, la chaîne à péage allemande affiche un succès notable. Dans un pays où le taux de pénétration de la télévision par câble atteint 54% en 1991, Premiere a su capter l’attention de plus de 625 000 abonnés. Forte de cette réussite, la chaîne suscite l’enthousiasme de ses actionnaires, qui projettent déjà de développer des chaînes thématiques, suivant l’exemple de Canalsatellite en France ou de Sky Multi-Channels au Royaume-Uni.

De la télévision pour tous à la télévision pour chacun


Au début des années 1990, l’Allemagne va connaître l’arrivée de nouvelles chaînes sur le câble et le satellite qui vont redessiner le paysage audiovisuel allemand. Parmi les dernières-nées, DSF, entièrement consacrée au sport, commence sa diffusion le 1er janvier 1993. Elle est suivie de VOX, orientée vers l’information et le divertissement, lancée le 25 janvier, puis de RTL 2, le 6 mars. Ces chaînes viennent étoffer le choix offert aux téléspectateurs, propulsant le marché allemand comme l’un des plus dynamiques d’Europe.

Cette expansion s’accompagne d’une forte implication des géants du secteur Leo Kirch et Bertelsmann dans la quasi-totalité des nouvelles chaînes commerciales : Bertelsmann est présent dans RTL, RTL 2 et VOX et Kirch détient des parts dans Sat.1, ProSieben, Kabel eins et DSF. Face à cette concurrence accrue, les dirigeants de Premiere envisagent dès avril 1993 une diversification de leur offre, avec le lancement d’une chaîne jeunesse inspirée de Canal J (où Canal+ est actionnaire).

Un projet qui rappelle "Canal+ Famille"


Dès 1987, la chaîne cryptée a travaillé sur un projet de chaîne familiale, initialement prévu pour le satellite TDF 1, puis candidat à l’obtention de fréquences hertziennes en plus d’une diffusion par satellite.

Chaîne payante, destinée à un public d’enfants dans la journée, familiale le soir, Canal+ Famille devait être vendue 80 francs par mois (60 francs aux abonnés de Canal+ déjà équipés d’un décodeur) et gratuite sur le câble (en échange d’une redevance de 10 francs par mois et par abonné).

Toutefois, le PDG de Canal+ André Rousselet n’obtiendra pas des pouvoirs publics ce septième réseau hertzien. En décembre 1989, il change de stratégie et sera candidat à une fréquence sur TDF 1 pour diffuser une version allemande de Canal+ qui sera … Premiere.

Le potentiel du marché des programmes jeunesse est considérable. Près de trois quarts de l’audience des 6-13 ans se concentre en 1994 sur les programmes pour enfants des chaînes commerciales, tandis que Lothar Hunsel, directeur général de Premiere, souligne que “30 à 40% des 625 000 abonnés de Premiere sont des familles avec enfants”. L’attrait d’une chaîne jeunesse est donc stratégique : les coûts de production y sont plus abordables que ceux du sport ou des grands films, d’autant plus que le vaste catalogue de Leo Kirch pourrait largement couvrir les besoins en contenus, assurant ainsi une rentabilité certaine.

Pensée pour compléter l’offre de la chaîne principale, la future « Premiere 2 » se positionne comme une chaîne de qualité, avec une programmation segmentée par tranche d’âge. Des négociations avec des poids lourds comme Walt Disney et Turner sont envisagées pour structurer la grille de programmes, Turner étant déjà présent avec Cartoon Network, diffusée en clair et multilingue via Astra 1. En supplément de l’abonnement principal, cette nouvelle chaîne s’appuierait sur le décodeur de Premiere, capable de gérer jusqu’à six chaînes, et bénéficierait d’un budget initial de 50 à 100 millions de deutsche marks.

Cependant, l’enthousiasme initial se heurte rapidement aux complexités réglementaires. En mai 1994, les régulateurs des Länder refusent d’octroyer la licence de diffusion de Premiere 2. André Schirmer, porte-parole de la chaîne, exprime alors son inquiétude : « Nous ne pouvons pas engager d’investissements sans savoir quand l’autorisation sera délivrée. » Ce blocage repose en grande partie sur une clause instaurée dès la fondation de Premiere en 1991, prévoyant que tout projet de télévision payante devait obtenir l’accord de chacun des trois actionnaires, Bertelsmann, Leo Kirch et Canal+. Conçue pour préserver l’équilibre des partenaires, cette clause devient rapidement un frein au développement de nouvelles initiatives.

Les autorités, en particulier l’Office des médias de Hambourg (HAM), considèrent cette clause comme un obstacle à la concurrence dans un secteur en pleine expansion. Elles suggèrent même que son abrogation pourrait faciliter l’octroi de la licence pour Premiere 2. Mais, malgré la pression, les actionnaires demeurent inflexibles, laissant le projet dans une impasse réglementaire et stratégique.

La clause de concurrence au cœur des tensions


La clause de concurrence, initialement instaurée pour équilibrer les pouvoirs entre les actionnaires de Premiere, devient rapidement une source de tensions majeures. Leo Kirch, pilier de la télévision commerciale allemande, redoute que l’ouverture du marché ne mette en péril sa position dominante dans Sat.1 et DSF. Cette crainte s’oppose à la politique des autorités de régulation, qui, soucieuses de préserver une concurrence équitable, retardent l’octroi de nouvelles licences. Cette attitude prudente impacte directement le projet de chaîne jeunesse de Premiere, qui se voit compromis.

La clause de concurrence : kézako ?


À la création de Premiere, Canal+, Bertelsmann et Kirch se sont engagés à ne pas lancer de nouvelles chaînes payantes sans l’accord préalable des autres actionnaires.

Malgré ce climat tendu, Bernd Kundrun, nouveau directeur général de Premiere issu de Bertelsmann, annonce en août 1994 que la chaîne souhaite occuper une position de leader dans la transition imminente vers la télévision numérique. Cependant, le lancement de la chaîne jeunesse, prévu pour l’automne 1994, est reporté, le projet restant en suspens en attendant les décisions des régulateurs.

En septembre 1994, un nouvel espoir surgit : l’hebdomadaire Der Spiegel rapporte que les autorités des Länder seraient prêtes à accorder une licence pour Premiere 2, mais avec des conditions strictes. Les régulateurs imposent en effet que Bertelsmann et Kirch n’utilisent pas Media Service GmbH, filiale de Telekom, pour distribuer leurs contenus, afin de prévenir tout monopole qui entraverait l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché. Bien que la licence soit accordée, les divergences persistent : l’autorité des médias du Schleswig-Holstein (ULR) conteste la décision de l’Office des médias de Hambourg (HAM) et menace de saisir la justice pour clarifier la légitimité de ces conditions.

Pour l’ULR, la position prépondérante de Kirch et Bertelsmann dans l’audiovisuel allemand limite les possibilités de pluralisme dans l’offre télévisuelle. Par ailleurs, Premiere elle-même s’oppose à certaines des conditions imposées. Parmi celles-ci, l’obligation d’obtenir une autorisation préalable pour toute collaboration avec Media Service est qualifiée d’« inacceptable », la chaîne la considérant comme un frein coûteux et contraignant à la mise en œuvre de son projet.

La régulation de l'audiovisuel en Allemagne


Chaque land dispose de son propre organisme de régulation des médias (connue sous le nom de Landesmendienanstalt), qui délivre les licences de diffusion et veille à leur conformité avec les législations locales et nationales.

Les Landesmedienanstalten (autorités régionales) sont responsables de la délivrance des licences pour les chaînes de télévision, qu’elles soient diffusées par câble, satellite ou en ligne. Cela signifie que chaque chaîne doit obtenir une licence auprès de l’autorité du Land où elle est établie. Cette licence couvre alors la diffusion nationale par câble et satellite, selon les normes fédérales et locales.

Lorsqu’une chaîne souhaite diffuser sur plusieurs Länder ou sur tout le territoire allemand via le câble ou le satellite, les Landesmedienanstalten coordonnent leurs décisions par l’intermédiaire du Kommission für Zulassung und Aufsicht (ZAK). Ce comité évalue les demandes de licences en fonction de critères harmonisés, notamment la diversité, la transparence de la propriété, et les exigences techniques. Le ZAK émet des recommandations et assure que les décisions sont cohérentes entre les Länder.

La pression interne monte au sein de Premiere, et en mars 1995, Christophe Erbes, coordinateur du projet de chaîne jeunesse, quitte l’entreprise pour rejoindre Super RTL, un concurrent direct. Son départ révèle les failles croissantes dans la stratégie de la chaîne. En parallèle, le marché se complexifie avec l’arrivée de nouveaux acteurs : les chaînes publiques ARD et ZDF envisagent également de lancer une chaîne jeunesse, tandis que Nickelodeon, la chaîne américaine détenue par Viacom, obtient une autorisation pour entrer en Allemagne. Ce lancement est soutenu par un partenariat capitalistique avec Ravensburger, spécialiste allemand des jeux pour enfants, qui détient 10 % de la chaîne de Viacom. Ainsi, plusieurs séries de la filiale Ravensburger Film + TV GmbH pourraient être diffusées, renforçant la programmation de Nickelodeon pour le jeune public.

Partenaire de Bertelsmann au sein de RTL Television, la CLT s’associe avec Disney pour lancer Super RTL, pendant que Kirch, impliqué indirectement dans le projet de chaîne jeunesse de Premiere 2, prépare aussi en parallèle Fun TV, une chaîne gratuite dédiée aux programmes jeunesse. La concurrence s’intensifie pour ce segment de marché.

Face à cette multiplication des offres, notamment celles des chaînes gratuites financées par la publicité, Bertelsmann et Canal+ hésitent, redoutant un risque financier trop élevé. Kundrun, à la tête de Premiere, précise même : « Si deux chaînes pour enfants financées par la publicité arrivent à l’automne, il faut vraiment réfléchir à l’opportunité de lancer simultanément une autre chaîne payante. »

Confrontée à cette pression concurrentielle croissante, Premiere suspend son projet de chaîne jeunesse, préférant concentrer ses efforts sur une offre de multiplexage, inspirée du modèle de Canal+ en France. Cette option, jugée plus rentable, marque cependant la fin de l’ambition initiale d’une chaîne dédiée exclusivement aux jeunes. Ce premier affrontement autour de la programmation en Allemagne préfigure une bataille bien plus vaste pour la domination de la télévision numérique, chaque acteur cherchant à imposer sa vision et ses technologies dans un marché en pleine effervescence.

ÉPISODE 2

Canal+ s'exporte en Allemagne


Du cinéma, du sport et des émissions en clair, Canal+ exporte sa recette en Allemagne