Les débuts de la télévision
Si la télévision française doit en partie son existence à une personne, ce serait en premier lieu à René Barthélémy (1889-1954), responsable du laboratoire radioélectrique de la Compagnie des Compteurs (CdC) de Montrouge, entreprise cherchant à se diversifier dans la nouvelle et prometteuse industrie de la radio. Cependant, l’histoire de la télévision ne commence pas en France.
En 1927, deux administrateurs de la CdC, Ernest Chamon et Jean Le Duc, se rendent à Londres où ils assistent à une démonstration de télévision mécanique mise au point par John Logie Baird (1888-1946). Dès 1925, ce dernier avait réussi à créer un dispositif de télévision utilisant un disque de Nipkow.
John Baird, pionnier dans la transmission des images
John Logie Baird, un pionnier de la transmission d’images sur ce qui deviendrait la télévision, avait déjà mené plusieurs expériences avant ses succès notables. Dès 1923, il avait conçu un dispositif de télévision rudimentaire, composé de disques de Nipkow, d’une cellule photoélectrique et d’une lampe au néon. Ce premier appareil ne pouvait transmettre que des ombres. Toutefois, en 1925, Baird réussit à améliorer la qualité de l’image, rendant les traits d’une tête de poupée, utilisée pour ses expériences, plus distincts. Bien que la définition fût médiocre, il s’agissait de la première transmission d’une image animée. Cette avancée l’amena à réaliser une démonstration le 27 janvier 1926 à la Royal Institution de Londres, où il transmit le visage d’une personne d’une pièce à l’autre.
Encouragé par ces succès, Baird fonda la « Baird Television Development Company » en 1927. Le 8 février 1928, il franchit un nouveau cap en réussissant une transmission transatlantique de Londres à New York, utilisant des ondes courtes de 45 mètres. Puis, en novembre 1929, il s’associa avec Bernard Natan, propriétaire de Pathé Cinéma, pour créer la « Télévision Baird-Natan » en France.
Le 30 septembre 1929, suite aux démonstrations convaincantes de Baird, la BBC lança un service expérimental de télévision depuis son émetteur de Daventry, diffusant des programmes du lundi au vendredi, de 11h00 à 11h30. La technologie employée permettait la transmission d’images à faible définition via un émetteur originellement conçu pour le son. Pour recevoir ces images, il suffisait de connecter un dispositif à disque de Nipkow à une radio standard.
Le format d’image adopté était de 3/7, plus haut que large, ce qui optimisait la représentation des visages et des silhouettes. Douze images et demie de 30 lignes en balayage vertical étaient émises chaque seconde. Par la suite, des émissions nocturnes en ondes moyennes (sur 205 mètres) furent ajoutées après les programmes radiophoniques de la BBC, profitant d’une meilleure propagation des ondes la nuit. Ces émissions permettaient aux rares Français équipés de capter les images.
Baird commercialisait alors le « Televisor », un appareil permettant de visualiser de petites images orangées dans une fenêtre, la couleur étant produite par une lampe au néon.
Focus sur le disque de Nipkow
Le disque de Nipkow, conçu par l’ingénieur allemand Paul Nipkow en 1884, est un dispositif d’analyse d’images qui décompose une image en lignes pour sa transmission électronique. Ce système utilise un disque perforé qui tourne à une vitesse constante de 25 tours par seconde. Chaque trou du disque, au nombre de 30 à 200, est disposé de façon à s’éloigner progressivement du centre, ce qui permet une analyse séquentielle de l’image, ligne par ligne.
Positionnée derrière ce disque, une cellule photoélectrique détecte les changements d’intensité lumineuse. Ces variations sont ensuite converties en signaux électroniques pouvant être transmis à un récepteur distant. Dans les travaux de René Barthélémy, par exemple, ces signaux étaient relayés vers une caméra mécanique équipée de miroirs. Le résultat est une image reconstituée, composée d’un nombre de lignes équivalent au nombre de trous dans le disque.
La mise en place d'un système français de transmission des images
Impressionné par la démonstration de Baird, Ernest Chamon décida de créer un laboratoire de recherche spécialisé en télévision au sein de la Compagnie des Compteurs (CdC). À sa tête, il nomma Jean Le Duc, et confia la direction des recherches à René Barthélémy, alors âgé de 39 ans. Un ancien hangar de guerre, situé à proximité de l’usine, fut rénové pour en faire un laboratoire.
Avec détermination, René Barthélémy se lança dans l’élaboration de son propre système de télévision mécanique à 30 lignes, s’inspirant de celui de Baird. Aidé par une équipe restreinte, il releva un défi majeur : synchroniser parfaitement la caméra et le récepteur. La concurrence était forte, notamment face à Henri de France qui menait des recherches parallèles, et à John Baird, désireux d’imposer son système.
Une première réussite notable survint fin 1928 avec la reproduction d’une image fixe : une photographie sur verre projetée sur un disque de Nipkow. Fin 1929, l’équipe réussit à capturer des images en mouvement et aménagea un premier « studio » dans les locaux de la CdC à Montrouge. Cette pièce de 4 mètres sur 4 devint le berceau d’une nouvelle ère pour la télévision.
René Barthélemy ne s’est pas uniquement concentré sur le disque de Nipkow ; il a aussi exploré d’autres technologies, dont le tambour de Weiller, une invention de Lazare Weiller datant d’environ 1890.
Le tambour de Weiller se compose d’un cylindre muni de miroirs. Mis en rotation par un moteur électrique, il projette la lumière d’une lampe puissante sur le sujet à téléviser, qui doit se trouver dans l’obscurité. Grâce au mouvement des miroirs, un faisceau lumineux trace des lignes sur le sujet selon le principe du “point lumineux mobile” ou “flying spot”. La lumière réfléchie par le sujet est alors captée par quatre cellules photoélectriques placées en face.
Cependant, cette caméra, trop bruyante, nécessite d’être isolée du sujet par un mur, avec une petite ouverture pour la tête du sujet filmé. Bien que ce système offre une meilleure qualité d’image que la caméra à disque, il convient surtout pour les portraits.
Pour être filmée, la personne doit s’installer dans un fauteuil rotatif équipé d’une planche de bois pour immobiliser sa tête face à l’ouverture. Un maquillage très contrasté est nécessaire : du blanc sur le visage, du bleu pour les pommettes et du noir pour les yeux et les lèvres. Suzanne Bridoux, secrétaire à la CdC, a été choisie pour ces démonstrations.
L’équipe de la CdC a également mis au point un télécinéma. Cet appareil, utilisant un disque, convertit un film en signaux de télévision. La qualité des images obtenues surpasse celle de la caméra, car le film, étant plat, reste à une distance constante de l’analyseur. Le format retenu était de 4/3 avec 30 lignes en balayage horizontal.
Les PTT convaincus, première démonstration publique
En 1930, les avancées réalisées par l’équipe de la Compagnie des Compteurs (CdC) ont persuadé les PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones) d’approuver l’installation d’une antenne et d’un émetteur de faible puissance, destinés à des expérimentations en télévision.
Au début de l’année 1931, Paul Janet, directeur de l’École Supérieure d’Électricité de Malakoff, a invité René Barthélemy, son ancien élève, à réaliser une démonstration publique de télévision. À cette occasion, un récepteur de télévision a été installé dans l’amphithéâtre de l’école. Ce récepteur, muni d’un grand écran de 30 par 40 centimètres, exploitait des miroirs tournants et une lampe au néon très puissante pour rendre l’image visible à un large auditoire. Les images étaient émises depuis un émetteur radio de 50 watts situé à Montrouge, à environ deux kilomètres de distance de l’école.
Initialement sceptique en raison des risques et des défis techniques associés à la liaison radio de deux kilomètres depuis le studio, René Barthélemy a finalement accepté d’organiser la démonstration de télévision. Toutefois, par mesure de précaution, la Compagnie des Compteurs (CdC) a choisi de limiter les invitations à un public restreint du milieu scientifique. La démonstration a été fixée au 14 avril 1931 à 20h00.
Huit jours avant l’événement, un premier article de journal annonça l’expérience, suscitant un vif intérêt médiatique et provoquant des milliers de demandes d’assistance. Le jour J, l’image est apparue sur un écran en verre dépoli. Pour améliorer la visibilité, trois miroirs ont été installés sur le mur de l’amphithéâtre.
L’événement a attiré 800 personnes, bien plus que les 300 places disponibles. L’amphithéâtre et le hall étaient bondés. Avant la démonstration, Barthélemy a pris le temps d’expliquer le fonctionnement du système au tableau noir. Puis, dans une salle plongée dans l’obscurité, Suzanne Bridoux est apparue sur l’écran, souriante, se poudrant le visage, utilisant un éventail et fumant, avant de présenter un court film intitulé “L’Espagnole à l’éventail”.
Les premières émissions expérimentales
Bien que la qualité d’image fût inférieure à celle du cinéma, l’enthousiasme du public lors de la démonstration de Barthélémy était évident. Deux séances supplémentaires ont donc été organisées pour satisfaire la forte demande. Cependant, la concurrence était active. Dès décembre 1931, Radio Paris PTT a lancé des émissions expérimentales, du lundi au samedi, durant 30 à 45 minutes, en exploitant le matériel de Baird.
En février 1932, Henri de France a réussi à transmettre des images de personnages en buste entre Fécamp et Le Havre, sur une distance d’environ trente kilomètres, en utilisant l’émetteur de Radio Normandie pendant ses pauses de programmation.
Marc Chauvierre, un autre pionnier de la télévision française, a conçu un studio expérimental à Radio Lyon. Il a utilisé une caméra mobile « Flying Spot » équipée d’un disque de Nipkow avec 30 lentilles en verre de 20 mm de diamètre. Une lampe de 500 watts, placée derrière le disque dans un boîtier, émettait un faisceau lumineux fin qui balayait l’image de haut en bas en lignes successives. La lumière réfléchie par différentes zones de l’image était captée par quatre cellules photoélectriques à l’avant de la caméra, et le signal électrique généré était amplifié puis transmis à l’émetteur.
Face à ces différentes approches technologiques, la France devait établir un standard. Camille Gutton, directeur du Laboratoire National de Radioélectricité, a été chargé de sélectionner parmi les trois ingénieurs. Le système de Barthélémy a été préféré, jugé plus stable que celui de Baird. Quant à Henri de France, il a choisi de ne pas présenter sa démonstration à la commission.
Le succès de René Barthélémy a mené à l’instauration, avec l’appui des PTT, d’une émission expérimentale hebdomadaire d’une heure, nommée « Paris Télévision ». Cette émission était diffusée depuis l’émetteur de l’École Supérieure des PTT, situé au 103 rue de Grenelle. Un espace dans la même rue a également été alloué pour installer des équipements et créer un studio. Initialement, les prises de vue étaient réalisées dans les locaux de la CdC à Montrouge, le signal “vision” étant transmis à la rue de Grenelle via une ligne téléphonique, tandis que le son était diffusé directement depuis l’émetteur de Montrouge. Après l’aménagement du studio rue de Grenelle, une nouvelle caméra utilisant un disque de Nipkow y a été installée, mais le son continuait d’être transmis depuis l’émetteur de Montrouge, relié au studio par ligne téléphonique.
Lors d’une visite à la BBC fin 1934, Georges Mandel, le nouveau ministre des PTT, a assisté à une retransmission du Derby d’Epsom sur un « Televisor » de Baird. Convaincu par cette démonstration et par le potentiel de la télévision, Georges Mandel a décidé d’allouer les ressources nécessaires à Barthélémy pour ses projets. Il lui a attribué l’amphithéâtre de l’École Supérieure des PTT pour en faire un studio. Barthélémy a informé le ministre de ses travaux en cours pour développer une caméra à 180 lignes. Cependant, en attendant la finalisation de ce projet, des équipements à 60 lignes et 25 images par seconde étaient utilisés. L’émetteur a été déplacé de Montrouge au centre de Paris, rue de Grenelle.
Les premières émissions de Radio-PTT Vision
Le vendredi 26 avril 1935 à 20h30, près de mille personnes ont assisté au lancement officiel de la première émission de Radio-PTT Vision, diffusée en 60 lignes. La comédienne Béatrice Bretty, compagne du ministre Mandel, a inauguré cette nouvelle chaîne en partageant ses souvenirs d’une tournée de la Comédie Française en Italie.
En octobre de la même année, un câble coaxial a été installé entre le studio de la rue de Grenelle et la Tour Eiffel. Un émetteur, développé par la société SFR-CSF, a été temporairement placé au pilier nord de la Tour. Avec une puissance de 2 kW et émettant sur 37,5 MHz, ce dispositif marquait une avancée significative. Le son, quant à lui, était transmis en ondes moyennes (206 mètres) par l’émetteur de Radio Tour-Eiffel.
Deux mois plus tard, le dimanche 8 décembre 1935, les premières émissions en 180 lignes ont été lancées. Diffusé de 17h30 à 19h30, le programme incluait des acteurs de la Comédie Française, des danseuses d’Opéra, et d’autres artistes. Plusieurs récepteurs ont été installés dans des endroits publics, tels qu’une petite salle de cinquante places rue de Grenelle, le Conservatoire des Arts et Métiers, la mairie du 5ème arrondissement de Paris, l’office du tourisme des Champs-Élysées, entre autres lieux.
Les débuts de la télévision électronique
En janvier 1936, le congrès de l’Union Internationale de Radiodiffusion (UIR), tenu à Paris, a permis de dresser un premier bilan sur l’avancement des recherches en télévision. Il a été constaté que la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et les États-Unis étaient les seuls pays à avoir réalisé des développements notables dans ce domaine. Parallèlement, la Compagnie des Compteurs (CdC) s’est rapprochée de Telefunken pour signer un accord de coopération technique, qui comprenait un échange de matériel et de brevets.
La CdC s’est ensuite intéressée à l’iconoscope, un tube de prise de vue révolutionnaire pour la télévision électronique, inventé par l’ingénieur russe Vladimir Zworykin. En mai 1936, l’entreprise de Montrouge a formé une alliance avec SFR-CSF pour fonder la Compagnie Française de Télévision (CFT). Ce partenariat a permis à la CdC d’utiliser le brevet de l’iconoscope détenu par la société américaine RCA, dans le cadre d’un accord d’échange de brevets avec SFR-CSF.
Le 24 octobre 1936, Robert Jardillier, le nouveau ministre des PTT sous le Front Populaire, a lancé un appel d’offres pour fournir à la télévision française du matériel de « haute définition », visant à maximiser les capacités de la télévision électronique. Trois candidats ont répondu à cet appel : la CFT, la Compagnie Générale de Télévision d’Henri de France, et la Compagnie Française Thomson-Houston. C’est la proposition de Thomson-Houston, avec un système à 455 lignes, qui a été choisie.
La démonstration publique du système Thomson a eu lieu le 10 juillet 1937, durant l’Exposition Internationale des Arts et Techniques de Paris. La caméra Thomson employait les licences et les tubes de prise de vue « Emitron » de la société britannique EMI (une filiale de Marconi), déjà en usage par la BBC. En plus des émissions en studio, un reportage en direct a été réalisé depuis le pont Alexandre III à Paris, où des visiteurs étaient interviewés sur leurs impressions de l’exposition. Le grand public a pu suivre ces émissions et reportages depuis le « pavillon de la radio et de la télévision ».
L'émetteur le plus puissant du monde
En juillet 1937, profitant de l’occasion de l’Exposition Internationale, l’administration des PTT a fait installer un nouvel émetteur de télévision au sommet de la Tour Eiffel. Émettant sur 46 MHz, cet émetteur a commencé avec une puissance initiale de 7,5 kW, qui a ensuite été progressivement augmentée jusqu’à 30 kW. Cette augmentation de puissance a fait de la Tour Eiffel l’émetteur de télévision le plus puissant du monde à cette époque. Le 14 juillet 1937, Radio-PTT Vision a été rebaptisée Radiodiffusion nationale Télévision, marquant ainsi un jalon significatif dans l’évolution de la télévision en France.
Le 10 avril 1938, les émissions en 180 lignes se sont arrêtées, et deux mois plus tard, le ministère des PTT a établi le standard français de diffusion télévisuelle à 455 lignes VHF (46 MHz, modulation positive, 25 images par seconde, porteuse son à 42 MHz). Cette décision a marqué la fin de l’ère de la télévision mécanique.
Sous la direction du ministre des PTT, Alfred Jules-Julien, les programmes télévisés se sont développés, visant à créer un réseau d’émetteurs dans les principales villes de province telles que Lyon, Marseille ou Bordeaux. À Lille, des essais en 455 lignes étaient même prévus.
Cependant, les ventes de téléviseurs stagnaient. Les appareils, très onéreux, étaient vendus à partir de 5 200 francs pour un modèle de base de Grammont, tandis que le salaire moyen d’un fonctionnaire était inférieur à 3 000 francs. Les fabricants ne pouvaient pas baisser les prix sans une production de masse, et l’administration hésitait à augmenter le budget des programmes en l’absence d’un public suffisamment équipé.
Cette situation contrastait avec celle du Royaume-Uni, où la BBC diffusait des compétitions sportives en direct, et de l’Allemagne, où la diffusion en direct des Jeux Olympiques de Berlin en 1936 avait boosté la popularité de la télévision. En Allemagne, les personnes n’ayant pas de téléviseur chez elles pouvaient regarder les programmes dans des salles publiques nommées “Fernsehstube”.
À Paris, les studios de la rue de Grenelle entraient en vacances annuelles le 31 juillet 1939, et Radiodiffusion nationale Télévision se limitait à la diffusion de films, documentaires et actualités.
Cependant, avec l’entrée en guerre de la France le 3 septembre 1939, les plans ont été bouleversés. Les autorités militaires françaises ont exigé l’arrêt des émissions télévisées et ont pris le contrôle de la Tour Eiffel, mettant fin à la Radiodiffusion nationale Télévision. De son côté, la télévision allemande “Fernsehsender Paul Nipkow” a cessé ses émissions un peu plus tôt, le 24 août 1939.